CHAPITRE IV
Depuis l’exécution capitale à laquelle elle avait assisté quand elle avait neuf ans, Rowena avait perdu toute envie de visiter les souterrains, sachant par avance que ce qu’elle y découvrirait ne lui apporterait que matière à cauchemars. Elle n’avait décidément aucun goût pour ces spectacles qui semblaient tant plaire à son père, aux nobles et même aux gens du peuple. Etait-elle trop sensible ? Peut-être. A moins que ce ne fût les autres qui fussent trop cruels. Mais pouvait-elle vraiment penser cela de tous ses amis, ou supposés tels ?
A son grand soulagement, aucune autre exécution n’avait eu lieu depuis celle d’Alric. Il lui eût en effet été difficile, sinon impossible, de ne pas y assister, à moins de feindre une maladie – et elle avait bien trop peur d’affronter la sagacité de maître Aquarius pour s’y risquer. Elle n’envisageait même pas un refus pur et simple. Elle avait grandi et, suivant la vieille formule qu’employaient autrefois Angiosta ou son père, avait compris beaucoup de choses, notamment qu’il était très dangereux de dire ouvertement ce que l’on pensait, si on avait le malheur de ne pas penser comme tout le monde. Même Ghénarys, qu’elle considérait comme son ami, n’avait pas la faveur de ses confidences. Pourtant il était bon, profondément bon. Rowena ne l’avait jamais vu brutaliser un serviteur ou lui faire une remarque désobligeante, ce dont ne se gênaient guère les autres nobles, mais malgré cela elle sentait qu’il n’était pas non plus un véritable allié pour elle. Après tout, il assistait lui aussi aux exécutions et paraissait trouver naturel que l’on torturât des gens pour leur faire avouer des fautes aussi bénignes que de menus larcins ou de supposés manques de respect.
Ainsi, même si on trouvait étrange qu’elle fût aussi taciturne, en considérant tous les biens dont l’avait parée la nature et les fées, nul n’imaginait que la princesse de Fuinör pût commettre en pensée des crimes de haute trahison, passibles de la roue en place publique. La seule personne nourrissant peut-être des soupçons à ce sujet était Angiosta, et Angiosta se taisait.
Il ne restait plus à Rowena qu’une seule de ses obsessions enfantines : la grande tour, cet édifice planté au beau milieu du château comme une épine dans un pied, qui fait souffrir mais qu’on hésite tout de même à arracher, de peur que la douleur ne soit plus grande encore.
Si les serviteurs continuaient à colporter à son sujet les légendes les plus diverses, les nobles évitaient d’en faire mention et lorsque, comme par accident, elle apparaissait dans une conversation, ils choisissaient le premier prétexte venu pour en détourner le cours.
Fidèle à ses nouveaux préceptes de prudence, Rowena se gardait bien de presser quiconque de questions. Elle ne savait que ce qu’avait bien voulu lui révéler le livre d’histoire pour dames, retraçant la construction du château, sous le règne de Jarok Ier, fondateur de la dynastie des souverains de Fuinör : la tour avait été élevée en même temps que le reste du château et devait à l’origine abriter les appartements royaux. Mais personne n’y avait jamais couché : quelques jours avant la fin de l’ouvrage, tous les ouvriers ayant travaillé à sa construction, ainsi que les architectes en ayant dressé les plans, étaient décédés mystérieusement, emportant dans la contrée de la mort le secret de leurs travaux. Depuis lors, on disait que toute personne s’étant aventurée dans la tour n’en était jamais ressortie. Bien sûr, de mémoire d’homme, nul n’avait vu quiconque tenter l’expérience. La dernière de celles-ci devait remonter à plusieurs siècles.
Les autres jeunes filles de la noblesse, en compagnie desquelles Rowena recevait – bien à contrecœur – des cours de tapisserie, étaient suffisamment insouciantes pour braver le tabou inexprimé de leurs aînés et parler de la tour, mais toutes avouaient ressentir une peur incontrôlable lorsqu’elles devaient passer près de l’édifice et frémissaient à la simple idée d’y entrer. La princesse en tremblait également mais savait que la peur n’était pas la seule cause de son trouble. Un beau jour, alors qu’elle avait quinze ans, elle prit la décision d’aller visiter la tour. Elle menait une vie ennuyeuse au-delà de toutes limites et le seul souvenir d’Aladin ne pouvait la contenter. Puisque, malgré ses promesses, le ménestrel ne se décidait pas à revenir, il ne lui restait rien qui l’attachât réellement à son existence. Si elle devait la perdre en faisant quelque chose de passionnant, elle n’aurait pas de regrets. Pas trop... Et si, comme elle le pensait, les légendes ne se révélaient être qu’un tissu de superstitions, elle pourrait se moquer de toute la cour et être célébrée comme la première à avoir eu assez de courage pour mettre fin à la peur ancestrale. Peut-être même lui permettrait-on, exceptionnellement, de régner sur Fuinör à la mort de son père, sans qu’il soit besoin de lui trouver un mari au préalable.
Dès que sa décision fut prise, il ne lui manqua plus qu’une occasion. La seule porte menant à la tour, solidement barricadée, était bien visible dans la cour intérieure du château. Si elle eût seulement fait mine de vouloir l’ouvrir, elle se fût immédiatement trouvée entourée de vingt personnes, nobles ou serviteurs, qui l’eussent empêchée de mettre son projet à exécution, compromettant toute tentative ultérieure. Il lui fallait patienter et n’agir qu’à coup sûr.
L’occasion se présenta à la fin de la saison des fruits. Pour distraire ses chevaliers qui n’avaient pas eu depuis longtemps l’occasion de combattre, une paix générale unissant les barons, Turgoth organisa une gigantesque battue. Ses forestiers avaient rapporté qu’un grand nombre de sangliers vivaient dans la contrée de la chasse, y ayant proliféré au cours des années précédentes. Le roi invita donc tous les nobles à prendre leur lance, leur destrier et à l’accompagner, ainsi qu’il le disait, massacrer tous ces cochons sauvages. La plupart des dames ne voulurent pas quitter leur époux et, pour un temps, la cour se transporta dans la place forte de l’un des barons, située à la lisière de la contrée de la chasse. Seuls restèrent au château les enfants, à la garde des serviteurs et de quelques dames.
Rowena savait que de tels auspices ne se présenteraient plus avant fort longtemps et rageait d’autant plus de ne pouvoir accomplir son dessein, à cause de la présence constante de Jorlond.
Pensant sans doute que l’épisode du chevalier d’ébène, datant de plus de six ans, était oublié de tout le monde, Farnn et Auriana avaient en effet décidé de rentrer en grâce à la cour. C’est pourquoi, tout en accompagnant le roi dans sa chasse, ils avaient sollicité la permission d’emmener leur fils tenir compagnie à la princesse car, disaient-ils, il s’ennuyait tellement tout seul !
En grandissant, le garçon n’était guère devenu plus agréable et Rowena le trouvait toujours stupide, prétentieux et insupportable. Compte tenu de l’obstacle qu’il représentait pour son projet, elle en fût même sans nul doute venue à le haïr si brusquement la solution ne s’était imposée à elle : puisque Jorlond faisait tout ce qu’elle désirait qu’il fît, de peur d’être encore battu, elle ne risquait rien à l’emmener. Et si, par malchance, il ne revenait pas, la perte ne serait pas bien importante.
— On va aller dans la tour, lui dit-elle un matin. C’est interdit !
Le garçon fronça les sourcils. Quelle nouvelle idée venait encore de traverser la tête de cette fille idiote ? Dans quel nouveau piège allait-elle encore le faire tomber ? Lui se souvenait parfaitement du chevalier d’ébène et n’avait jamais pardonné à Rowena de l’avoir trompé ; il la détestait et ne souhaitait qu’une chose : pouvoir un jour la fouetter comme elle le méritait. Mais cette haine était tout d’abord tempérée par les recommandations de ses parents (Rowena était la princesse : on ne fouette pas une princesse !) puis par sa propre incertitude : la haïssait-il vraiment parce qu’elle lui avait joué ce mauvais tour, ou bien parce que confusément il la sentait supérieure à lui ?
— Interdit ? répéta-t-il. Pourquoi interdit ?
— Parce que c’est dangereux ! dit Rowena. Les légendes disent que c’est dangereux.
— Et pourquoi tu veux y aller ?
— Parce que je n’ai pas peur des légendes. Mais si tu te laisses impressionner...
— Non ! cria-t-il. Moi non plus, je n’ai pas peur. Je ne vois pas l’intérêt d’aller là-bas, c’est tout !
— Ecoute, insista la princesse. L’intérêt, c’est que j’ai envie de savoir ce qu’il y a dans la tour, c’est suffisant. Si tu viens avec moi et si tu ne dis rien à personne, je te donnerai quelque chose de très précieux.
— Un bijou ?
— Tu verras bien ! Je ne te le dirai pas avant qu’on soit ressortis...
Rowena n’avait d’ailleurs pas la moindre idée de ce qu’elle pourrait bien offrir à Jorlond, mais elle se savait capable de trouver le moment venu.
— D’accord ! dit le garçon. Mais si on se fait prendre, je dirai que c’est toi qui as voulu y aller !
Ils attendirent la nuit. Rowena laissa comme tous les soirs Angiosta la déshabiller et lui souhaiter de faire de beaux rêves. Elle attendit ensuite une bonne heure, pour s’assurer que la vieille servante fût couchée. A l’exception de celle-ci, nul ne s’intéressait vraiment à ses faits et gestes en l’absence du roi. Lorsqu’elle fut sûre que le danger était écarté, elle remit sa robe, sortit silencieusement de sa chambre et rejoignit Jorlond dans la cour du château.
Rasant les murs, ils purent approcher de la tour sans être remarqués. La porte d’entrée possédait deux battants, fermés par un lourd chevron de chêne, toujours intact, malgré les années. Apparemment aucune autre protection n’interdisait l’accès.
— Si on enlève la barre, tout le monde saura que quelqu’un est entré, dit Jorlond.
— Il fait nuit, souffla Rowena. Personne ne s’apercevra de rien. Et de toute façon, quand on sera à l’intérieur ça n’aura plus d’importance. Je ne vois pas qui oserait nous suivre.
Jorlond poussa un soupir résigné ; en ayant le sentiment très net de commettre une erreur, il souleva le chevron et le posa près de la porte. Celle-ci s’ouvrit sous la plus légère poussée et dévoila quelques dalles salies menant droit vers l’obscurité. Rowena retint son souffle. Elle sentait son cœur battre plus vite qu’il n’avait jamais battu. Elle avait peur, bien sûr, mais que c’était donc agréable !
— Qu’est-ce que tu attends ? demanda-t-elle. Entre !
— Toi d’abord ! se récria Jorlond. C’est ton idée...
— Mais c’est toi, le vaillant chevalier !
— Toi d’abord ! insista le garçon, buté.
— Ensemble, alors...
Côte à côte ils franchirent la porte et firent quelques pas sur les dalles disjointes. Alors les deux battants se refermèrent silencieusement derrière eux, les laissant au cœur d’une nuit absolue.
La lumière et la musique les surprirent au même instant. L’obscurité fut vaincue par une lueur étrange, semblable à celle que produisent les lucioles, une lueur vacillante et faible qui leur révéla une petite pièce carrée, entièrement vide, au bout de laquelle se trouvait un escalier de pierre, montant en colimaçon. Les accords de plusieurs luths se mêlaient pour composer une musique entêtante et belle, accompagnant une voix féminine, une voix qui ressemblait un peu à celle de Rowena, ou à ce qu’elle pourrait devenir.
Quatre étages à la tour, chantait la voix,
Quatre étages pour comprendre
Quatre étages pour apprendre
Montez ou bien partez
Montez ou bien sortez
Quatre étages pour toujours.
Dans l’escalier la lumière semblait plus vive qu’en bas et, indubitablement, c’était d’en haut que venait la musique, la chanson.
— Qu’est-ce qu’on fait ? murmura Jorlond.
— Je monte, dit la princesse. Et tu viens avec moi !
Le ton était sans réplique. Tremblant de tous ses membres, le garçon suivit Rowena tandis qu’elle s’engageait sur les premières marches. La trace de leurs pas s’imprimait sur la poussière de l’escalier. Au plafond, quelques toiles d’araignées étendaient paresseusement leur surface argentée. Elles n’étaient pas si nombreuses, considérant que des siècles s’étaient écoulés sans que personne n’entrât ici.
L’escalier comptait vingt-cinq marches, hautes, étroites. Sans se préoccuper du protocole, Rowena avait remonté le bas de sa robe pour monter plus vite. Jorlond eût bien ralenti encore son allure mais il n’osait quitter sa compagne, de peur que l’obscurité ne se refermât sur lui seul. En haut les attendait une pièce en tout point semblable à celle qu’ils venaient de quitter, à ceci près que le mur du fond était recouvert d’une gigantesque tapisserie, représentant un chevalier et un serviteur auprès d’un puits, dans un champ à l’herbe indigo. La musique était plus proche, plus enivrante encore.
Soudain la tapisserie parut s’animer ; les personnages quittèrent leurs positions figées et commencèrent à se mouvoir. Le chevalier désigna le seau qui reposait sur la margelle du puits.
— Puise de l’eau ! ordonna-t-il au serviteur. Afin que je me désaltère !
— Puise-la toi-même !
L’homme avait un visage fier et des yeux ardents. Soudain Rowena le reconnut : c’était Alric, le condamné qu’elle avait vu rouer autrefois. Comment cela était-il possible ?
— Tu oses refuser mes ordres, manant ! s’écria le chevalier. Tu périras sur l’heure !
Il tira son épée et la brandit au-dessus de la tête du serviteur, qui recula d’un pas. Il n’était pas armé ; rien ne pouvait le sauver. Une fois, deux fois, il réussit à éviter la lame qui s’abattait toujours plus près de lui. Enfin il se retrouva acculé au puits, n’ayant le choix qu’entre la noyade assurée et la mort par l’épée.
Au moment où Rowena sentait un cri d’horreur couver dans sa poitrine, la scène se figea à nouveau et la voix féminine reprit sa chanson :
Serviteur ou bien chevalier ?
Force de l’esprit ou du bras ?
Si l’un ordonne, l’autre dit non !
C’est pour se battre qu’ils sont nés.
Et qui doit l’emporter, Jorlond ?
Qui doit l’emporter, Rowena ?
La princesse et son compagnon mirent un certain temps à comprendre que la voix s’adressait à eux, comme s’ils avaient eu le pouvoir de décider de l’issue du combat.
— Tout est bien, dit enfin Jorlond, sa lèvre inférieure tremblant un peu. Le serviteur est un manant irrespectueux. Il aura la tête tranchée.
Rowena ne pouvait détacher son regard de la scène immobile. Elle revoyait le visage d’Alric, le véritable Alric, alors qu’il insultait la cour, ce visage fier de l’homme sachant qu’il allait mourir. Elle ne voulait pas voir son sang couler une deuxième fois, pas s’il lui était possible de l’empêcher.
— Non ! dit-elle. Le serviteur doit vivre. Il est brave...
Un éclair traversa la scène, aboutissant au creux de la main qu’avait levée le serviteur, en un réflexe pour se protéger du coup inévitable. L’éclair devint une épée flamboyante, mille fois plus belle que celle que brandissait le chevalier. Les deux personnages ne reprirent vie qu’un instant : ils frappèrent ensemble mais le combat était inégal. L’épée du chevalier se brisa net, puis sa tête alla rouler sur l’herbe du champ. Le serviteur souriait, et Rowena souriait aussi.
Brusquement tout disparut : le champ, le puits et les deux hommes, remplacés par un simple mur de pierre où s’ouvrait un second escalier en colimaçon. Sur la première marche était posée l’épée avec laquelle le serviteur avait tué son adversaire, glissée dans un fourreau de cuir ouvragé. Elle rayonnait toujours, comme si elle avait été habitée par une puissance fantastique.
— Elle est pour moi ! cria Jorlond, se précipitant en avant.
Il ne saisit l’épée que pour la relâcher en hurlant. Au creux de sa main s’épanouissait la tache jaune d’une brûlure légère. Sans hésiter, Rowena s’approcha et ramassa l’arme. Elle l’eût crue fort lourde alors qu’elle semblait parfaitement adaptée à son bras.
— Lâche ça ! dit sèchement Jorlond. Elle est mauvaise ! Et puis une femme n’a pas le droit de...
Rowena sourit et ceignit l’épée, sentant la chaleur qu’elle diffusait emplir tout son corps d’un étrange bien-être.
Trois étages à la tour, chanta encore la voix,
Trois étages pour comprendre
Trois étages pour apprendre
Vous ne pouvez plus partir
Vous ne pouvez plus sortir
Trois étages pour toujours.
— Plus sortir ? s’exclama Jorlond en se retournant.
L’escalier par lequel ils étaient montés avait disparu. A sa place se trouvaient de simples dalles, que rien ne pouvait distinguer de leurs voisines. L’escalier n’existait plus. Peut-être était-ce pour cela que les personnes ayant osé entrer dans la tour n’en étaient jamais sorties : parce qu’on ne pouvait pas revenir en arrière.
Sans accorder un regard supplémentaire au garçon désemparé, Rowena commença à monter le second escalier. La musique l’attirait. La musique la guidait. Et l’épée la rassurait, lui parlant doucement un langage de vibrations sensuelles et feutrées. Au bout de quelques secondes Jorlond la suivit.
Cette fois l’escalier comptait cinquante marches, encore plus hautes, encore plus étroites. Jorlond était essoufflé en arrivant en haut, mais Rowena ne sentait presque pas la fatigue. Elle n’avait plus peur, plus du tout, était au contraire impatiente de découvrir ce que recelaient les autres étages de la tour, trois si elle en croyait la voix. Etrangement, elle en venait à considérer celle-ci comme son amie et ne songeait pas un instant qu’il pût lui arriver malheur. Cette conviction n’était sans doute motivée par aucune raison logique mais Rowena n’avait jamais considéré la logique comme un principe fondamental.
Ce fut sans surprise aucune qu’elle découvrit une petite salle identique à la précédente. Seule la tapisserie du mur était différente. Cette fois elle représentait un chevalier tirant sans ménagement par la main une femme du peuple, dans la cour intérieure d’un grand château. La scène était illuminée par le soleil bleu et pas un nuage ne venait tacher le mauve du ciel. De toute évidence c’était la saison des fruits. A l’arrière-plan, quelques enfants dansaient une ronde, surveillés par un vieux serviteur qui jouait du luth. Tous semblaient heureux de vivre, comblés. Tous, sauf la femme. Sa longue chevelure bleu nuit avait l’éclat de l’or le plus pur mais son visage portait la marque d’une terreur incroyable.
— Non ! cria-t-elle, lorsque la scène s’anima. Non, je ne veux pas !
— Allons, avance ! dit le chevalier. Je ne te veux pas de mal ; seulement t’emmener dans la contrée de l’amour.
— Je ne veux pas ! répéta la femme.
Elle éclata en longs sanglots nerveux et se laissa tomber au sol. Le chevalier la traîna ainsi sur quelques mètres dans la poussière.
— Par ma foi, femme ! dit-il enfin. Tu viendras avec moi, je te le jure, même si je dois t’attacher en travers de mon cheval !
Il la saisit aux aisselles et la mit debout de force. Elle était belle, très belle, malgré ses larmes. Le chevalier lui serra le visage entre ses doigts gantés, meurtrissant la chair fragile. L’ayant ainsi immobilisée, il lui donna un baiser forcé sur les lèvres. Le temps sembla s’arrêter à nouveau sur la tapisserie.
Jorlond éclata de rire.
— Elle va y avoir droit, la servante, dit-il. Elle ferait mieux de ne pas refuser l’honneur qui lui est fait.
— Elle ne l’aime pas..., souffla Rowena.
— Et alors ? Tu crois qu’il l’aime, lui ? Il a envie d’elle, c’est tout. Et c’est un chevalier !
— Moi je croyais qu’il fallait s’aimer pour aller dans la contrée de l’amour. Je croyais même que c’était pour cela qu’on l’appelait la contrée de l’amour...
— Que tu es sotte et ignorante, Rowena ! Je l’ai toujours dit. Mais après tout tu n’es qu’une fille.
La princesse le regarda sans émotion, malgré ses insultes.
— C’est vrai, dit-elle. Je suis une fille. J’en suis fière... Un jour les filles choisiront qui elles accompagneront dans la contrée de l’amour.
Le rire de Jorlond fut brisé net par le cri d’agonie du chevalier. La femme immobilisée avait saisi la dague qu’il portait à la ceinture et, trouvant le défaut de sa cotte de mailles, la lui avait plongée profondément dans la gorge. Il s’écroula au sol en vomissant des flots de sang. Rowena battit des mains ; elle avait gagné, encore une fois. Sa volonté avait été la plus forte.
La scène se brouilla ; les murailles du château épousèrent le ciel, la ronde des enfants se fondit avec le corps du chevalier et tout devint obscur, à l’exception de la chevelure de la femme, tache bleue et brillante qui se mit à tournoyer follement, comme un flambeau d’espoir. Elle dansa, virevolta et dansa encore, jusqu’à devenir un tout petit cercle qui s’échappa de la tapisserie et vint se matérialiser dans la main de Rowena.
— C’est une pièce d’or ! cria Jorlond. Il doit y avoir l’effigie de ton père dessus !
Mais le visage gravé sur la pièce n’était pas celui de Turgoth. C’était celui d’un vieillard que Rowena ne connaissait pas. Il ne pouvait s’agir de l’un des anciens souverains de Fuinör : son regard n’était pas assez acéré, pas assez cruel. Et puis aucun d’entre eux n’avait jamais porté de barbe aussi longue.
Rowena referma doucement la main : la pièce d’or vibrait de la même chaleur que l’épée. La tapisserie avait disparu, naturellement révélant un autre escalier, tandis que celui qu’ils venaient de gravir s’était évanoui.
Deux étages à la tour, reprit la voix, qui s’était tue depuis la scène précédente. Deux étages pour toujours.
Soixante-quinze marches, bien sûr, soixante-quinze soupirs de souffrance pour Jorlond, au bord de l’épuisement nerveux. Il regrettait amèrement de s’être laissé entraîner dans cette aventure, d’être entré dans cette tour pour voir bafouer les plus grandes valeurs de la chevalerie. Le troisième étage, dont il gravissait les marches comme s’il fût monté à l’échafaud, allait-il encore receler quelque blasphème ? Le plus incroyable était que Rowena parût trouver cela tout naturel et prît chaque fois le parti de la plèbe. Jorlond n’était pas loin de penser que c’était à cause d’elle que les deux chevaliers des tapisseries avaient été vaincus. Il se promit de parler à sa mère de toutes les idées mauvaises qui traversaient la princesse. Auriana se ferait sans nul doute un devoir d’en avertir le roi.
Soixante-quinze marches, bien sûr, soixante-quinze bonds légers pour Rowena et tout en haut une autre pièce, une autre tapisserie, un autre chevalier...
Cette fois la scène se déroulait au cœur d’une forêt. Peu de lumière filtrait au travers des feuillages indigo, pourtant l’obscurité n’était pas totale : un grand arbre éclairait le sous-bois d’une lumière pourpre, comme s’il eût été lui-même un soleil. Il ne possédait pas de feuilles, juste un tronc épais, noueux, et des branches innombrables qui s’élevaient vers le ciel, s’entrelaçaient et dessinaient des figures complexes qui donnaient le vertige à qui tentait de les détailler.
— Le Kör, murmura Rowena, le reconnaissant sans l’avoir jamais vu.
Ce ne pouvait être que l’arbre magique dans lequel Aladin avait sculpté son luth. Le léger souffle d’air qui passait entre les branches semblait reproduire les accents de l’instrument du ménestrel, à moins que ce ne fût la musique qui s’élevait toujours, sortant de nulle part et d’ailleurs.
Le chevalier n’était pas armé d’une épée ou d’une lance, non : il brandissait une lourde hache et, un sourire mauvais aux lèvres, s’apprêtait à l’abattre sur le tronc du Kör.
Jorlond se taisait ; sa gorge était serrée au point d’en être douloureuse. Il voulait de tout son cœur que la hache tranchât cet arbre maléfique parce qu’alors, peut-être, la douleur s’arrêterait et cette tour maudite leur permettrait de retrouver le monde.
— Non ! hurla Rowena. Non, le Kör doit vivre !
Et sans savoir pourquoi, sans comprendre, elle ajouta dans un souffle :
— Fuinör doit vivre...
La hache s’abattit. Il y eut un bruit métallique lorsqu’elle toucha le tronc du Kör et des étincelles jaillirent. Le choc du coup se transmit à l’arbre tout entier qui se mit à vibrer, des racines aux plus hautes branches, chantant une note aiguë qui monta, s’enfla, devenant effrayante à mesure qu’elle augmentait en intensité. Incrédule, le chevalier regardait sa hache, dont le fil s’était émoussé sur le bois plus dur que l’acier.
Il y eut un grand craquement, vers les cimes ; malmenée par l’onde de choc, une des branches du Kör, sans doute plus fragile que les autres, venait de se détacher et tombait droit sur le chevalier en armure. L’extrémité où elle avait été sectionnée était aussi acérée qu’une pointe de lance et visait au cœur. Le chevalier semblait paralysé de terreur ; incapable de courir ou de crier, il ne pouvait que regarder la mort tomber sur lui.
— Ce n’était pas la peine de le faire mourir..., murmura Rowena.
Le vent s’enfla dans les branchages, devenant un instant une véritable bourrasque qui fit tourner le bâton sur lui-même, si bien qu’au lieu de la pointe meurtrière, ce fut l’extrémité renflée qui frappa le chevalier en pleine poitrine, lui coupant le souffle. Il s’effondra, évanoui, mais toujours en vie.
Rowena eut le temps de voir s’apaiser le vent et l’arbre qui avaient uni leurs colères, avant que la tapisserie ne disparût à jamais, comme ses deux sœurs.
Le bâton qui avait présidé à la défaite du chevalier était posé en travers des marches de l’escalier nouvellement dévoilé. Un étage à la tour...
Rowena ramassa le bâton et se sentit envahie d’une force nouvelle. C’était bien le même bois que celui dont était fait le luth d’Aladin : pourpre, noueux et puissant. L’épée au côté gauche, la pièce d’or dans sa bourse, au côté droit et le bâton en main, elle commença à gravir les marches, sachant que bientôt le cercle serait achevé, la dernière touche apportée au tableau.
Jorlond ne vit pas le quatrième escalier. Il observa avec horreur la princesse traverser sans peine un mur de pierres qui, pour lui, était aussi épais que les murailles du château elles-mêmes. Il réalisa qu’il était enfermé seul dans une pièce vide, ne comportant aucune issue. La musique du luth s’éteignit dans le lointain et l’obscurité s’abattit sur lui.
Alors il commença à hurler.
Rowena ne prit pas la peine de compter les marches. Elle savait qu’il y en avait cent.
Lorsqu’elle arriva tout en haut, elle fut surprise de ne pas découvrir une autre tapisserie. Cette fois la pièce ne recelait pas d’autre issue mais cela n’avait pas d’importance car elle était l’aboutissement de toutes choses.
Un grand autel de pierre était scellé dans le sol ; il portait à chaque extrémité un chandelier où brûlaient trois cierges, diffusant une pâle lumière bleutée. En son centre attendait une coupe d’or fin qui rayonnait étrangement. Les accords du luth se firent un peu plus violents et la voix féminine reprit sa chanson, son incantation :
Le petit a vaincu la mort
La femme a conservé l’honneur
Et la nature respire encore
Puisque Rowena n’eut point peur
De défier les lois de son père.
Bois donc ! Toi qui seras sorcière...
Sorcière ? La princesse n’était pas sûre de connaître la signification exacte du mot, mais elle le trouvait joli ; il lui inspirait toutes sortes d’images de vie, de magie.
Lentement elle s’approcha de l’autel. Elle n’avait qu’une idée confuse de ce qui se jouait en cet instant mais sentait que le temps était venu pour elle de confirmer par un engagement personnel les sentiments dont elle avait fait preuve auparavant. Elle sentait également que désormais elle ne pourrait plus reculer.
Serrant le bâton dans sa main gauche, elle saisit la coupe au creux de l’autre et l’approcha de ses lèvres. Les quatre objets vibraient à l’unisson maintenant qu’ils étaient réunis.
La musique se tut tandis que Rowena buvait. Ce n’était pas du vin, c’était un peu plus amer mais elle crut boire un nectar. Lorsqu’elle reposa la coupe sur l’autel, vide, elle avait aux lèvres un sourire lumineux.
— Je serai reine ! dit-elle à haute voix. Et je serai sorcière...
— Si on enlève la barre tout le monde saura que quelqu’un est entré, dit Jorlond.
Rowena souriait toujours. L’épée, la pièce d’or, le bâton et la coupe avaient disparu mais elle sentait encore leur présence, forte, rassurante, savait qu’elle les retrouverait lorsqu’elle en aurait le besoin.
— Tu as raison, dit-elle au garçon. On ne peut pas y aller. C’est trop dangereux. Tant pis...
Jorlond se sentit débarrassé d’un grand poids. Bien qu’il ne l’eût avoué pour rien au monde, en approchant de la porte de la tour il avait eu peur, réellement peur, se sentant brusquement pris au piège, jusqu’à l’étouffement. Il n’eût jamais imaginé que Rowena pût renoncer aussi facilement à son projet. Elle n’était donc pas aussi forte qu’elle voulait bien le faire croire...
— Et mon cadeau ? demanda-t-il. C’est toi qui as abandonné, pas moi. Si tu ne me le donnes pas, je dirai à tout le monde que tu veux aller dans la tour !
Rowena le regarda sans colère. Il était toujours aussi désagréable mais le temps était achevé où elle pouvait laisser libre cours à ses sentiments. Désormais elle ne pourrait plus se permettre d’avoir des ennemis, aurait même sans doute besoin d’alliés.
Elle s’approcha de Jorlond et, à la grande surprise de celui-ci, lui déposa tendrement Un baiser sur les lèvres.
— C’est ce que j’ai de plus précieux, lui dit-elle, avant de courir rejoindre sa chambre.
Cette nuit là Rowena ne dormit pas, ne pouvant s’empêcher de repenser à ce qu’elle venait de vivre, dans la tour. Elle ne savait plus très bien quelle était sa mission, ni si même elle avait une mission, mais elle était sûre d’une chose : sa vie ne serait pas aussi ennuyeuse qu’elle l’avait cru jusqu’alors : elle serait reine et, surtout, quoi que pût signifier ce mot, elle serait sorcière.